Disons pour commencer que je regrette de ne pouvoir partager certaines lectures avec mon entourage, du plus proche au plus large. A l’exception notable de La Jardinière, puisque c’est elle qui me l’a fait connaître, il m’a jusqu'ici été à peu près impossible d’intéresser qui que ce soit à Rolin : ceux de ses livres que je prête tombent des mains, on me les rend avec un commentaire, au mieux distant (« j’ai pas accroché ») au pire un constat du type balayette : « j’ai pas pu lire plus de x pages (deux, dix dans le meilleur des cas) ».

Je note avec intérêt que c’est exactement la même chose qu’avec Proust, et ce n’est peut-être pas un hasard car Rolin est un écrivain, à beaucoup d’égards, proustien : dans son écriture, dans son humour (beaucoup), et dans sa manière d’observer et de dépeindre les milieux humains et autres.

Quoi qu’il en soit, je ressens une telle connivence avec cet auteur que, si j’étais du genre groupie, je finirais bien un jour par aller sonner en bas de chez lui pour avoir un autographe… (encore faudrait-il dénicher l’oiseau, qui n’est pas très « public »). Mais, au-delà de la stupidité d’une telle démarche, ce n’est pas de ça que je me nourris. L’homme est ce qu’il est, je n'en fantasme rien. De Rolin, je reste au ras, au plus près, je navigue de conserve avec ses textes, et seulement ses textes, qui sont, de mon point de vue, merveilleux.

« Navigation - Deux navires voyagent de conserve lorsqu'ils sont à la même hauteur et se dirigent vers le même cap. (…)
Penser « de conserve » exprime — sur le mode métaphorique — la similitude d’intention, de direction dans la pensée. »
(extraits de la notice Wikipédia consacrée au mot « conserve »).

Ce n’est pas par hasard que j’ai employé ce terme de marine.

C'est plutôt rare que les écrivain.e.s suscitent une telle proximité, et sans doute chez une partie seulement de leur lectorat, l'autre partie les lisant, au fond, avec une certaine distance.

Lorsque cette distance s'abolit, on éprouve, au fur et à mesure de l'absorption du récit, l'impression de lire par-dessus l'épaule de l'auteur.e, au fil de la confection du texte. On se met à ressentir peut-être les hésitations, le choix de tel adjectif, le parti pris de telle scène, la décision d'orienter le récit de telle façon…

Encore plus intime, on éprouve l'espèce de rire intérieur qui vous saisit lorsque vous allez en raconter une bien bonne ; ou au contraire, indiscernable à moins de relectures nombreuses, la rencontre d'une sorte de "craquée narrative" propre à faire pénétrer la lectrice, comme une sorte de passe-muraille, directement dans l'enveloppe de la personne qui écrit, au plus près de sa fêlure.

Cet auteur, même s'il est notre contemporain, on ne le rencontrera jamais. On n'a rien à voir avec la personne dans sa dimension réelle, sociale. Seulement demeure, ancrée, cette proximité touchante au sens le plus littéral du terme, un processus assez mystérieux qui constitue indubitablement une modalité de rencontre, fût-ce dans une sorte d’univers parallèle : celui où l’écrivant attire en lui la lisante, si toutefois l'on pouvait imaginer tel processus un peu lovecraftien, par le simple agencement de ses mots. Ainsi en va-t-il avec Jean Rolin.

Non seulement j'aime Rolin parce qu'il est un grand mélancolique, ce qui suffirait à me le rendre cousin, mais encore pour ce qui, à tous les coups, rebute son « non-lectorat ».

Par exemple, le fait que les histoires qu’il raconte sont arrimées – encore un terme de marine - à des évènements, à des personnages, à des lieux que vous pourriez cent fois côtoyer sans y rien discerner qui vous fasse tourner la tête ou au contraire, que vous éviteriez si vous vous trouviez en tels parages : le boulevard Maréchal Ney, première ceinture parisienne ("La Clôture", POL 2001) ; les quais ultimes et les bassins d’eaux croupies des zones portuaires françaises ("Terminal Frigo") ; les routes poussiéreuses du Moyen-Orient où Rolin, qui en est un connaisseur, arpente le pointillé des vestiges de châteaux forts croisés ("Crac", 2019) en suivant la trace erratique d’un certain Lawrence d’Arabie, quand il ne poursuit pas jusqu’en quasi zone de combat du Kurdistan irakien un oiseau introuvable sauf à Clermont-Ferrand ("Le traquet kurde", 2018), car Rolin est aussi passionné d’ornithologie qu’inconscient promeneur en pays à risque. Ou enfin les rives inhospitalières et désertiques du détroit d'Ormuz (titre éponyme, 2013) que Wax, personnage un peu imago et beaucoup artefact, envisage de traverser à la nage (en se faufilant entre superpétroliers et destroyers américains…)

J'aime ses romans à la fois délirants et paisibles ("L'Organisation", "Le ravissement de Britney Spears") où il brode sur le fantasme d'une appartenance aux "services", le simple fait d'écrire cette locution manifestement incomplète et sans majuscule constituant un des ressorts de son humour si particulier, voire peu accessible, assaisonné de quelques atomes de la paranoïa nécessaire et suffisante pour bien "fictionner".

"Le ravissement..." atteint des sommets dans le genre : récit qui ne s’ancre sur rien (des bribes de rumeurs et la fréquentation de paparazzi), qui part de rien et ne mène à rien, mais qu'on lit en se demandant tout le long ce qui va bien pouvoir se passer (rien), avec, comme toujours chez Rolin, le fil conducteur et même le socle de ses histoires : la rencontre d'êtres humains à la fois banals et incroyables, et, en l’occurrence, la non-rencontre de Britney Spears, avatar navrant de Lol V. Stein.

Je partage la passion de Rolin pour la géographie, la topographie, l'infra-ordinaire des lieux et des personnes ; je savoure la précision, la minutie avec laquelle il ratisse les territoires où il va circonscrire son récit ; j'admire la façon dont il paie de sa personne sans compter comme par exemple - il ne manque pas de s'interroger in petto à ce propos - le fait d'occuper des chambres d'hôtel miteuses dans des coins pas possibles à Paris, alors qu'il pourrait se rendre bourgeoisement en taxi tous les matins sur le champ de ses investigations ; ou le partage (avec une prise de risque que personnellement je n'assumerais pas) de goulots de bouteilles pas nets avec certains clodos ; sa passion pour les chambres situées en des lieux élevés (19e étage d'une tour, etc.) d'où il peut embrasser le territoire en question ; son indubitable talent pour dénicher le restau bas de gamme où il va mal bouffer, le bar où on lui refusera un sandwich alors qu'il n'y a rien d'autre à la ronde... Ses discrètes saoulographies et ses retours hasardeux au logis de passage...

Tout cela (et bien d'autres choses encore), constitue en quelque sorte le paysage « extérieur » de Rolin.

Pour l'intérieur, je redis que Rolin est un proustien, si ce terme a quelque sens. Son style et sa manière d’amener ses personnages, sa peinture de paysages - en particulier les notations relatives à la lumière - se ressentent de la fréquentation de Proust.

Aussi n'est-ce pas un mince bonheur que de lire, par exemple, que le cargo sur lequel il est l’unique passager ("L’explosion de la durite", P.O.L. 2007) aborde un port africain au moment où, dit-il, le narrateur vient d’entrer à La Raspelière…

Une belle connivence, pour le coup, entre lecteurs de Proust qui, seuls, savent à quel moment le narrateur de La Recherche découvre cette résidence d’été des horribles Verdurin, se souviennent des scènes qui s’y déroulent, la plupart du temps hilarantes et cruelles, et peuvent goûter la cocasserie du rapprochement entre un navire chargé de bagnoles de 3e main entrant au port de Matadi (République démocratique du Congo) et une calèche dont les passagers savaient, au silence soudain des roues sur une allée sableuse, qu’ils avaient pénétré dans cette magnifique propriété des environs de Balbec (Cabourg).

La culture de Rolin est classique, multiple, encyclopédique : technique, littéraire et poétique, historique, maritime… On ne perçoit pas les frontières de ses connaissances et pourtant, peu d’auteurs sont moins ramenards que lui.

Une autre cause de mon attachement vient de sa manière de se dévoiler parcimonieusement - quand tant d'autres auteurs s'étalent - par de menus détails ou quelques ouvertures vite refermées, comme l'éclair de jour donné par une petite fenêtre dont le volet immédiatement se rabat : la question du père, ses appartenances passées aux « maos » et autres Gauche Prolétarienne, dont il se moque avec affection, sa façon de citer le nom ou le prénom d’un.e ami.e, en passant…

J’aime aussi que cet auteur, dans la narration de ses aventures, ne dédaigne pas d’éprouver – ni d’exposer – la peur qu’il ressent parfois, et qui ne l’empêche pas d’aller au bout de ce qu’il a entrepris.

Avec, pour finir, un peu de la raideur de l'officier de marine. Rolin est attaché à la mer, qu'il a pas mal parcourue sur le dos de navires improbables comme ceux, successifs, qui le portent d'Anvers au Congo (avec ses tomes de La Recherche dans la poche mais aussi Conrad), convoyant une vieille Audi 25 ("L'explosion de la durite") pour le compte d'un ami parisien dont la famille est restée au pays.

J’aurais beaucoup de mal à citer Rolin, tant les morceaux à isoler se bousculent. Ce serait pourtant plus malin de lui laisser la parole que de gloser sur lui, mais voilà : je ne sais pas choisir.

On doit donc lire Rolin, plutôt que mes élucubrations.

On peut aussi lire prendre connaissance, chez P.O.L, des lignes justement élogieuses que lui consacre Patrick Kéchichian (Le Monde) - "L'itinérant magnifique".

On peut enfin découvrir, chez l’éditeur, des vidéos à la pelle où Rolin, tel qu’en lui-même, raconte l’élaboration de ses livres. Celle où il parle de « Peleliu » est savoureuse : c’est aussi un portrait de l’auteur, d’ailleurs étrangement agité pendant qu’il parle, phénomène qui s'explique vers la fin du petit film.

Pour en revenir à l’univers de la marine chez Rolin, c'est de là que sont tirés les termes, délicieusement exotiques pour nous autres terrien.ne.s, qui font le titre de ce billet.

Déborder, comme son nom l'indique, c'est quitter le bord (le quai, par exemple) mais aussi s'éloigner de ce bord. Ou encore dépasser, en naviguant, un certain point : cap, autre bâtiment, phare... Rolin "déborde" sans sourciller dans "Chemins d'eau" (Gallimard, La petite vermillon, illustré par Loustal, 1980) alors qu'il s'éloigne sur un canal à bord de son bateau de location (un "baquet de plastique", ainsi qualifie-t-il l'un d'entre eux avec lequel il s'élancera imprudemment sur l'étang de Thau, où des vagues quasi-maritimes sont causées par une tempête). C’est peut-être un usage de ce verbe un peu excessif pour une paisible navigation fluviale de loisir. Mais c'est aussi la façon correcte et précise de désigner ce déplacement.

Pour nous qui ne connaissons, dans notre quotidien terrien, que le débordement d'une casserole sur un feu trop vif, les débordements verbaux (ou pire) d'individus désinhibés ou le début d'une inondation lorsqu'un cours d'eau monte et se répand au-delà de ses rives, ce verbe déborder dans son sens marin, qui porte l'idée du départ, de l'éloignement du quai, de l'inexorable élan vers la pleine mer, contient une belle charge poétique et mélancolique (on y revient).

Eviter - intransitif - c'est "changer de cap au mouillage sous l'effet du vent ou de la marée". On n'évite pas quelqu'un ou quelque chose, on évite, point. Pour comprendre ce verbe posé seul au détour d’une phrase (je me suis demandé l’espace d’un instant si ce n’était pas une coquille par oubli de complément), je me suis reportée au CNRTL puis, sur le même site, à la définition de « intransitif », histoire de réviser ma grammaire.

J’y ai appris que « Les verbes qui impliquent un syntagme prépositionnel excluant tout syntagme nominal objet direct sont considérés dans les grammaires traditionnelles comme un groupe particulier de verbes transitifs : les transitifs indirects. Les grammaires structurales et génératives les analysent comme des intransitifs, ayant dans leurs traits distinctifs le trait attributif. ». Définition qui n'a pas vraiment mis à jour mes connaissances et qui offre moins de prise au vent de la poésie que « déborder, éviter, déchirer ».

Et justement, lorsqu’on conduit un navire à sa dernière demeure (un de ces chantiers situés plutôt, maintenant, quelque part en Asie), on ne le démantèle pas, on ne le démonte pas : on va le déchirer.

L’emploi de ce verbe radical (non reconnu du CNRTL dans cette acception) semble parfait pour clore un billet.