« Vous ne disconviendrez pas qu’aujourd’hui, dans notre pays, le pouvoir provient essentiellement de la possession des richesses. Comment la richesse est-elle répartie entre les trois classes ?

Voici les chiffres.

Les avoirs de la ploutocratie (1) s’élèvent à soixante-sept milliards de dollars. La proportion de ploutocrates, dans la population active aux Etats-Unis, est inférieure à un centième. Et cependant la ploutocratie détient soixante-dix pour cent de la richesse totale du pays. La classe moyenne détient vingt-quatre milliards. La classe moyenne représente vingt-neuf pour cent de la population active et possède vingt-cinq pour cent de la richesse nationale. Reste le prolétariat, dont les avoirs se montent à quatre milliards de dollars. Or, le prolétariat, c’est soixante-dix pour cent de la population active. A votre avis, messieurs, qui détient le pouvoir ?

- A en juger par vos propres chiffres, la classe moyenne est plus puissante, économiquement, que la classe ouvrière, a remarqué M. Asmunsen.

- Constater notre faiblesse ne vous rend pas plus forts face à la puissance de la ploutocratie, a répliqué Ernest. Il existe une force qui est plus grande que l’argent parce qu’elle ne peut être ôtée. Notre force, la force du prolétariat, réside dans nos corps musclés et dans nos bulletins de vote, et s’il le faut, dans le maniement de nos armes. Cette force, nul ne peut nous en priver C’est la force primitive, qui est indissociable de la vie et supérieure à la force de l’argent, et avec laquelle aucune richesse ne saurait rivaliser.

(…)

« En fait, la classe ouvrière ne possède rien de concret dont on puisse la dépouiller. Sa part des richesses du pays se limite aux vêtements qu’elle porte et aux meubles dont elle garnit ses logis – et, dans de très rares cas, à une modeste maison non grevée par une hypothèque.

Mais vous, vous détenez des richesses concrètes, à hauteur de vingt-quatre milliards de dollars pour l’ensemble de votre classe – et la ploutocratie va tout vous prendre. Il y a d’ailleurs de fortes chances que le prolétariat vous exproprie auparavant… Ne voyez-vous donc pas, messieurs, dans quelle situation vous vous trouvez ? La classe moyenne est comme un frêle agneau tout tremblant qui assiste au combat entre un lion et un tigre, et qui sera le trophée du vainqueur.

(…)

« Quel est le pouvoir des agriculteurs et des éleveurs ? Plus de la moitié d’entre eux sont asservis à un propriétaire ou à une banque, du fait qu’ils sont métayers ou que leur exploitation est grevée d’hypothèques. Et tous, sans exception, sont asservis aux trusts, du fait que ceux-ci possèdent ou contrôlent déjà toute l’infrastructure permettant de commercialiser les récoltes : chambres froides et silos mécanisés, lignes de chemins de fer et de navigation maritime ou fluviale… De plus ce sont également les trusts qui contrôlent les marchés où se fixent le prix des denrées agricoles. Cette situation prive les exploitants agricoles de tout pouvoir réel.

(…)

« Le petit patron fait face aux mêmes problèmes que l’exploitant agricole. Comme lui, il est asservi aux banques et aux trusts. D’ailleurs, c’est également le cas des membres des professions libérales et des artistes, qui ont tout de l’esclave, sauf le nom – de même que les politiciens sont les hommes de main du système.

(…)

« Messieurs, je n’ai fait qu’ébaucher la puissance de l’un des sept groupes qui forment le noyau dur de la ploutocratie. Vos vingt-quatre milliards de richesses ne vous donnent certes pas vingt-cinq pour cent du pouvoir de l’Etat. Ces richesses sont, je l’ai dit, une coquille vide et bientôt, cette coquille vide elle-même vous sera ôtée.

La ploutocratie concentre tous les pouvoirs entre ses mains, aujourd’hui. C’est elle qui rédige les lois, car le Sénat et la Chambre des représentants sont à ses ordres, ainsi que les assemblées législatives des Etats et les tribunaux. Mais ce n’est pas tout, car la loi ne suffit pas, il faut aussi disposer des moyens de l’appliquer. Pour faire sa loi, la ploutocratie fait aussi marcher au doigt et à l’œil la police, l’armée et la marine mais aussi la milice – c’est-à-dire, potentiellement, vous et moi, et nous tous… »

Jack London, Le Talon de fer (The iron heel), 1ère publication (Etats-Unis) 1908
nouvelle traduction intégrale de l'américain par Philippe Mortimer,
Editions Libertalia, 2016

« C'est avec 1984 et Le Meilleur des mondes, l'une des trois "dystopies" majeures qu'a produite la littérature de langue anglaise du XXe siècle, et c'est des trois la moins connue en France. » - Notice du traducteur

Pour Philippe Mortimer, la réussite littéraire du roman de London, qui par ailleurs souffre, comme il le souligne, d'importantes faiblesses de construction, de style, et même d'idées, la réussite littéraire du Talon de fer est « toute entière dans son effroyable lucidité, dans cette vision prémonitoire. L'avenir mutilant qu'il promettait à ses lecteurs de 1908 configure déjà, à maints égards, notre présent et constitue pour longtemps, si quelque vaste prise de conscience n'y remédie, notre unique et fatal horizon. »

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(1) Une des formes de l’oligarchie : celle où le gouvernement est exercé par les plus grandes fortunes. Certains considèrent par exemple que l’Amérique de Trump, entre autres, est une ploutocratie.