« (...) Ces qualités, je ne les ai pas eues. Je le regrette évidemment, ayant de surcroît le sentiment de n’avoir pas eu les mots qu’il fallait », continue Bernard Pivot pris dans la tourmente de l'affaire Matzneff.

Une fois de plus, on est aux prises avec l'excuse classique "tous les autres le faisaient", qui rappelle fâcheusement les épisodes les plus honteux de l'histoire de l'humanité - la dénonciation des Juifs et leur spoliation pendant l'Occupation, les corvées de bois organisés par la force militaire française contre les Algériens résistants, pour ne citer que ces deux exemples.

A part ça, on relève une erreur de vocabulaire dans les phrases de Pivot : car il ne s'agissait en aucun cas "d'avoir les mots" mais bel et bien de poser des actes. En l'occurrence, de ne pas inviter Matzneff. Mais pour cela, il aurait fallu que Pivot possédât en effet la lucidité et le courage indispensables pour s'opposer à la mafia éditoriale et à la hiérarchie de sa chaîne, aux ordres.

Comme la majorité des hommes - car, il faut le dire et le redire encore et avec force, le monde culturel, comme les autres, était - était ! - entièrement aux mains des hommes et l'emprise de ce monde masculin dominant sur les femmes était - était !! - si forte qu'une Josyane Savigneau, chroniqueuse littéraire au Monde, pouvait prendre leur parti, en proie à un remarquable syndrome de Stockholm, face à Denise Bombardier, écrivaine canadienne et emmerdeuse de service, qui avait renvoyé sur le plateau d'Apostrophes à Matzneff ce qu'il est : un pédophile, point barre.

Quant à Savigneau, ce n'est jamais que la posture classique d'un.e colonisé.e qui, pour s'accommoder de son sort, ne peut que prétendre qu'il est enviable. C'est Deneuve réclamant le "droit d'être importunée", et autres insanités.

Si l'on me permet, je m'étonne au passage que dans le climat actuel personne n'évoque Michel Tournier qui, en termes choisis et parfois, je l'accorde, un peu obscurs à force de métaphores douteuses, fait l'éloge des amours pédophiles dans "Vendredi ou la vie sauvage".

Nous vivons une époque intéressante à beaucoup d'égards, même si les 140 et quelques victimes de féminicides de 2019 ne diraient pas la même chose.

Elles et ils ne diraient pas non plus la même chose, les innombrables enfants (beaucoup plus de 140) victimes de négligences, de brutalités, de coups, de prostitution, d'inceste, de sévices et tortures en tous genres, tout au long de l'année, de mort par imprudence ou par volonté des adultes censés les protéger et les faire grandir, victimes des conflits organisés par les hommes, pudiquement non-regardé.e.s par nous, enfants Roms qui font la manche sur nos marchés, enfants enfermé.e.s dans les centres de rétention, non soigné.e.s, non vêtu.e.s, non nourri.e.s... enfants qui n'auront jamais atteint l'âge d'y réfléchir ou seront tellement amoché.e.s que réfléchir restera pour toujours hors de leurs possibilités.

Celles-ci, ceux-là, sont victimes d'abord d'un silence assourdissant. Comme si l'on ne pouvait pas se soucier de la planète, des guerres, de la politique locale, ET des femmes ET des enfants. Comme si l'on ne pouvait penser qu'à un truc à la fois. Comme si les lois n'étaient pas faites pour être appliquées mais modulées lorsqu'on est Matzneff dans une émission littéraire de 1990 où l'on vient se vanter de ses activités pédophiles et se faire encenser par toutes les personnes présentes sauf une, qu'on ostracisera pour le prix de son culot.

Cette affaire à propos de laquelle Pivot avait perdu ses mots, ses qualités et surtout son sens moral jusqu'à hier (on est content qu'il les ait retrouvés), me fournit l'occasion de dire ici aux hommes qui me lisent - des hommes d'aujourd'hui et, pour ce que je sais de mon lectorat, des gens bien - que je regrette pour eux qu'ils se trouvent, en ce début de XXIe siècle, dans une posture si peu confortable. Car même s'ils se sentent, à juste titre, totalement non concernés par cette infamie qu'eux ne commettraient jamais : séduire, circonvenir, violer une gamine de treize ans, collectivement ils en portent, nolens volens, le poids et ils peuvent remercier les Matzneff et les Polanski de ce cadeau empoisonné.

Or, comme héritiers (tu parles d'un héritage !) de cette culture archaïque du mâle dominant, ils ont d'abord à subir, à titre collectif, la vindicte des femmes (et anciennes enfants) abusées, et des féministes les plus radicales (au rang desquelles sans aucune hésitation je me range), autrement dit, à se prendre dans la gueule un retour de balancier forcément très violent qui, à mon humble avis, ne fait que s'amorcer et qui balaiera, dans un ample mouvement, tous les domaines : sexuel, familial, social, technique et scientifique, juridique, philosophique, religieux, etc.

Ils ont ensuite, les hommes, à effectuer - et ce n'est pas une tâche facile, aisée, linéaire - un travail de déconstruction complet des rapports de la gent masculine avec le reste du monde vivant : femmes, enfants, minorités sexuelles et ethniques, animaux... et aussi à être co-inventeurs d'une pensée plus vraie, posée selon des principes humainement plus acceptables, plus attentive, plus ancrée dans le réel tel qu'on peut l'appréhender aujourd'hui.

Pour me trouver moi-même, depuis quelques années, aux prises avec cette nécessité de déconstruction dans mes rapports d'occidentale blanche (et dieu, ou ce qui en tient lieu, sait que cette étiquette ne me convient pas pour diverses raisons) avec le monde des personnes racisées, je sais quel sentiment d'injustice on peut éprouver : je suis d'une génération qui est née dans la France coloniale, j'y ai grandi, j'ai découvert très tôt les exactions du monde occidental (qu'on devrait bien plutôt qualifier de Nord) envers les habitants des pays violés, colonisés, asservis. J'ai d'abord éprouvé la honte avant la révolte.

Pour autant, je n'ai pas participé activement à renverser cet ordre établi. Mais j'ai pris conscience de cet héritage colonialiste que mes chers ancêtres m'ont légué. Rien ne sert de prétendre qu'on en est affranchi.e parce que c'est faux. Demandez donc aux descendant des nazis comment ils ont vécu les cinquante dernières années. Moi non plus je n'avais pas les qualités, je n'ai pas trouvé les mots tout de suite et je n'ai que peu posé d'actes contre cet état de choses. Tout au plus ai-je appris à envisager sans indulgence mais sans macération morbide le mode de pensée qui nous avait façonné.e.s, à le décoder, à le débusquer et à lui substituer, à force de travail mental, une pensée que j'espère plus juste.

Pour les hommes - les mâles, en tant que composante de l'espèce humaine - la prise de conscience devra s'effectuer sur un champ plus vaste, voire de dimensions planétaires. Car il n'est pas d'activité humaine - ou de résultats de ladite - qui ne soit marqué au coin de la mentalité masculine héritée : conquérir (prendre, voler, violer, violenter) ; asservir ; tuer, brûler, araser ; s'arroger les droits ; interdire aux asservi.e.s d'ouvrir leur gueule ; anéantir d'autres cultures ; réduire le vivant à une espèce de réservoir de bouffe au bénéfice des dominants ; installer des modalités de gouvernements pyramidales (qu'elles soient dictatures, monarchies, "démocraties" parlementaires ou pas), c'est-à-dire promouvoir le modèle du chef et du sous-chef, etc. en descendant jusqu'aux sans voix : populations serves, esclaves, citoyen.ne.s de première et seconde zone...

Et vénérer le progrès et la croissance, imposer la technologie et la science comme le Bien suprême. Installer et intégrer la chose militaire comme la panacée dans les relations internationales. Décider enfin pour les femmes et à leur place si elles doivent être reproductrices, prostituées au service de l'occupant du moment, bonniches et éleveuses des petits de l'espèce, en charge de la question domestique ou viande d'abattage des usines textiles du sous-continent indien... Si elles doivent ou non avorter, jouir d'une sexualité libre et joyeuse qu'elles ont en plus à réinventer. Voter. Avoir accès aux grands domaines de recherche ; exercer des métiers réservés. Quelles seront enfin l'altitude du plafond de verre et l'épaisseur du mur de silence complice.

Et qu'on ne vienne pas me sortir Catherine de Médicis, Golda Meir (1), Thatcher, Aung San Suu Kyi et autres billevesées, qui ne sont que, primo : les exceptions qui confirment la règle universelle, secundo la preuve qu'on peut très bien accorder un pouvoir momentané à une colonisée sans mettre en péril les équilibres géopolitiques du modèle colonial.

Au chapitre des excuses bidons, le titre de l'édito de Thomas Legrand sur France inter est révélateur :
"Affaire Matzneff" : que blâmer ? 1968 ou la persistance de la domination masculine? Ou les 2 ?

Il est con Legrand (2) ou il le fait exprès ? Il ne sait pas que "68" a été fait par les hommes pour les hommes (ouais, et sortez-moi de là Beauvoir & consorts (ce mot n'a PAS de féminin), qui ne sont que les femmes de paille d'une révolution parfaitement masculine) et que la prétendue révolution sexuelle n'a eu pour résultat que permettre aux petits mâles bourgeois de l'époque de baiser à c... rabattues ? Donc mon pote, enlève tes points d'interrogation, écris : "blâmer 68 ET la persistance etc." ou n'écris pas. Il y a une expression vigoureuse qu'emploie John Irving dans "L'Oeuvre de Dieu et la part du diable", qui convient parfaitement à ce genre de titre faux-cul : "Chie ou sors du pot".

Sur cette même France Inter, j'ai entendu avec intérêt, cet après-midi, Myriam Bahaffou, invitée de l'émission "La terre au carré", sur l'éco-féminisme. Doctorante en philosophie et études de genres, antispéciste, Myriam Bahaffou nous explique entre autres comment on peut, en tant que femme, viser non pas la médiocre ambition "d'être au barbecue" tandis que notre bonhomme camperait derrière l'évier, mais celle, bien plus noble et réaliste, de supprimer le barbecue, une invention héritée de la tradition virile du paléo-chasseur qui fut le premier, peut-être à l'occasion d'un feu involontaire dû à un éclair de foudre, à découvrir le goût de la bidoche carbonisée.

Et donc, en ce 31 décembre 2019, tous mes voeux vont aux hommes, qui en portent lourd et ont un travail herculéen à abattre. Qu'ils sachent que nous (3) serons à leurs côtés autant qu'ils viendront à nous pour apprendre, et pas pour défendre l'indéfendable. Pour s'imprégner des façons de penser et de faire autrement que nous, femmes, sommes en train d'inventer, et pas pour nous imposer la leur, frontale ou travestie en langue boisée.

Il en va, très probablement, des quelques degrés que nous pourrions épargner à la planète d'ici les cent prochaines années, il en va de la paix dans le monde (hi, hi), il en va de la dignité humaine, il en va enfin de la VIE, dont nous, femmes, avons toujours été et serons toujours, en charge.

Addendum du 1er janvier : France Culture embraye :)) dans sa toujours passionnante "LSD - La série documentaire", l'épisode 3 sur 4 se consacre à l'homo automobilicus, qui a beaucoup à voir avec mes paragraphes vitupérants ci-dessus.

Addendum 2 du 2 janvier (j'espère n'être pas partie pour 366 addenda) : "Il faut se demander surtout pourquoi on publiait ça avant, sans que ça pose problème à personne", a ajouté l'ancien éditeur. "On est dans un phénomène de société. Il y a comme ça un espèce de puritanisme qui arrive des Etats-Unis. J’y adhère pas, mais je ne voulais pas publier ça. Donc je ne l’ai pas fait." - Denis Tillinac, ami et éditeur de Matzneff, sur France Info.fr.

Protéger les enfants contre les abus sexuels des adultes, dussent ceux-ci les baptiser "liberté", c'est du "puritanisme" Heureusement, Tillinac n'y "adhère pas". Il adhère bien à son slip, en tout cas.

Purée on me l'avait pas encore faite, celle-là. La Taulière est donc, se découvre, avec stupéfaction, puritaine. Je vais émigrer aux States et voter Trump, tiens.

Heureusement, on peut lire aussi et surtout ces lignes de Marie Hermann, co-fondatrice de la maison d'édition Hors d'atteinte, sur France Info.fr également.

Addendum 3 (jamais 2 sans...) : une lectrice me signale Ivan Jablonka, que j'écoute ici - sans préjuger de la suite (j'en suis au premier tiers de la vidéo), voilà une approche qui viendrait heureusement tempérer les ardeurs de la Taulière - mais aussi, d'une certaine manière, confirmer ses dires en ouvrant les perspectives.

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(1) La référence à Golda Meir est de celle que les moins de vingt ans, etc. (et même les moins de cinquante).

(2) Justement je ne pense pas que Thomas Legrand soit con, et peut-être faut-il plutôt accuser la manie de faire des titres (on n'y échappe pas ici !), et le titre enferme.

(3) Ce "nous" - variante : "nous, femmes" - des derniers paragraphes de ce billet, concerne essentiellement les femmes très jeunes, celles qui sont en train de porter la véritable révolution féministe. Pour celles de ma génération, j'ai le regret de le dire, c'est un peu rapé.