La Taulière surplombe, depuis les fenêtres de son sixième étage, un bahut à l'architecture très discutable : corps de bâtiment hétéroclites datant de diverses époques, toiture-terrasse hérissée d'énormes tuyaux, gaines, cheminées d'aération, bulles plexi. Tout ça agencé comme un lego maladroit, un ravissement pour l'oeil.

Ce samedi, les élagueurs sont venus tailler les platanes d'une des cours. Rectangulaire et fermée sur ses quatre côtés par des bâtiments de deux niveaux à toiture classique, c'est la seule partie à peu près cohérente, je n'irais pas jusqu'à dire "harmonieuse", de cet ensemble totalement dépourvu d'unité et de beauté. Elle ouvre sur la rue voisine par un grand portail.

Une douzaine de platanes, arbres typiques des anciennes cours de récré, se trouvent donc enclos dans ce qui serait en fait une sorte de patio de grandes dimensions. Leur implantation est hasardeuse : ni alignement ni quinconce et bien sûr, ils ont grandi, ce que ne semblent jamais anticiper les gens qui foutent des arbres à peu près n'importe où, n'importe comment et sont surtout contents de les inaugurer.

Ces platanes ont la ramure qui bouche quasiment les fenêtres du premier étage et dépassent allègrement les toitures, des deux tiers de leur hauteur.

Ce samedi, les élagueurs ont ratiboisé les platanes - pas une taille "au têtard" (1) mais une taille dite "sévère" (on ne laisse, au maximum, que le tiers inférieur des branches).

Et moi, la Taulière, au lieu de faire ce que j'avais à faire chez moi (quelque chose comme un chantier d'élagage, mais appliqué à la vaisselle et à l'aspirateur), j'ai passé la journée à regarder progresser ce chantier comme si on m'avait nommée inopinément inspectrice des travaux finis. Et j'ai été littéralement fascinée par le boulot (le mien, du coup, pouvait attendre).

L'élagueur travaille seul en hauteur. Le reste de l'équipe (les manars) s'occupe de ramasser les branches tombées, de les charger dans le camion ou d'effectuer sur place le broyage. L'un d'eux conduit le petit engin à nacelle où prend place l'élagueur. Il n'y a donc ici (à mon grand regret, parce que les regarder évoluer dans les cimes est toujours intéressant) nul grimpeur arrimé aux branches maîtresses, à se colleter avec l'arbre au corps à corps, mais seulement une sorte de figaro surgissant dans les airs à bord de sa nacelle comme quelque modeste deus ex machina, abordant chaque arbre avec sa tronçonneuse comme ferait le coiffeur avec ses ciseaux : un petit coup derrière les oreilles, un coup sur la nuque, un coup au sommet du crâne...

Le même homme s'est donc farci la taille d'une douzaine d'arbres pendant une journée. Vu de chez moi, à une certaine distance, ça pouvait sembler un petit boulot pépère mais à y mieux regarder... C'est ainsi que l'après-midi (le matin j'étais sortie), j'ai pu le voir terminer son job, pile dans les temps : à seize heures trente tombait le dernier plumet. En deux heures et demie, il a élagué exactement quatre de ces très grands arbres, ce qui représente une vitesse d'exécution remarquable et un tour de force physique.

L'élagueur commence (logiquement) par les branches basses. Sur certaines vidéos, vous voyez des élagueurs grimpeurs commencer par le sommet et laisser tomber ces branches les plus fines dans la ramure au-dessous d'eux. Ces résidus s'entrelacent aux branches en place et finissent par former une espèce de nid. Rien de tel ici : au fil de la taille, la nacelle fait monter, avancer, reculer l'ouvrier, mais il travaille "propre". A chaque montée d'un niveau, le dessous est dégagé. Tantôt il travaille en se penchant un peu à l'extérieur, tantôt il coupe en s'étirant au maximum en hauteur, la tronçonneuse tendue à bout de bras (essayez...). Tantôt il coupe de face, tantôt en se détournant légèrement d'un côté ou de l'autre.

Ce qui force le regard, c'est à la fois la précision, le coup d'oeil, la régularité : chaque branche traitée à main droite, la main gauche empoigne le rameau scié et le balance en bas, et ainsi de suite, sans répit. Lorsqu'il arrive à la grosse branche centrale (la plus verticale de l'arbre, le vide est fait autour de lui et c'est avec un rien de majesté qu'il décapite enfin la cime du houppier.

Cette vidéo rend partiellement compte, à quelques détails près, du travail que j'ai observé depuis ma fenêtre. Mais aucun des ouvriers que j'ai vu filmés n'a travaillé aussi proprement que "le coiffeur des platanes de la cour du lycée" (ça ferait un titre pour une chanson de Brigitte Fontaine).

Au fil de l'après-midi, les gestes de l'élagueur sont devenus plus lents sans perdre leur régularité. Et c'est lorsqu'il en arrive aux branches les plus grosses que j'apprécie toute l'étendue de son savoir-faire et de son engagement physique : chaque branche nouvelle, il commence par la caresser de la lame pour en faire tomber les rameaux les plus fins. Ensuite, du sommet au dernier trait de coupe (à un tiers à peu près de la longueur) la branche est débitée en tronçons : plus la branche est mince, plus le tronçon est long. Ainsi l'élagueur manipule-t-il des portions de poids à peu près égal.

Il attaque la branche par la droite. Avec la main gauche, il la maintient en place. La tronçonneuse traverse horizontalement la branche. Le tronçon scié ne tombe pas. L'élagueur opère alors une torsion du buste d'un quart de tour en se baissant, dépose son outil de coupe au fond de la nacelle derrière lui, se relève, empoigne la bûche des deux mains (on devine un poids conséquent), la soulève et la balance en bas. Chaque jet de bûche suit une trajectoire impeccable à la verticale de la nacelle. Il coupe des branches qui, à l'estime, doivent avoir dans les quinze centimètres de diamètre, voire vingt à la base. Puis il se baisse à nouveau, récupère son outil et coupe le morceau suivant. Chaque branche est ainsi débitée en 5 à 8 morceaux. Douze platanes, à raison d'une dizaine de branches par arbre : le gars a manutentionné un petit millier de bûches, sans compter les branches plus fines, jetées telles quelles ; sans compter la fatigue du mouvement de coupe.

Entre deux séquences de coupe, le petit camion fait reculer la nacelle, la monte, la descend, opère des translations. L'homme, dans la nacelle, est durement chahuté car le conducteur, manifestement, ne prend aucune précaution. L'élagueur se cogne tantôt à droite, tantôt à gauche. Les coups de frein sont brutaux, mais il ne semble pas chercher à amortir les chocs. Ciré bien boutonné (il bruine et il fait froid), capuche entourant le casque, visière plexi abaissée et cache-oreilles en place, combien de fois va-t-il effectuer ces mêmes mouvements : attaquer la coupe, conduire la lame bien à plat, maintenir la branche coupée, se baisser (flexion - torsion du buste), dépôt de l'outil, lever, manutention du morceau coupé, flexion - torsion, récupérer la tronçonneuse et recommencer.

Dans tout l'après-midi, une seule pause de cinq minutes, plus un temps d'arrêt pour remettre de l'essence dans l'engin.

Je pense à l'homme, à la fin de sa journée : combien de fois a-t-il soulevé cet outil pesant ? Combien de fois a-t-il conduit la lame d'une poussée égale et d'un geste fluide qui, de loin seulement pouvait faire penser qu'il n'y avait nul effort ?

Lorsqu'il attaque le dernier platane, l'élagueur reprend de la vigueur. Quiconque s'est adonné, une journée durant, à un travail physique un peu pénible, sait que lorsqu'on entrevoit le bout du tunnel, les forces qui se sont épuisées au fil du temps reviennent et qu'on passe la surmultipliée en allant chercher nos réserves. A la limite, quand vient la fin du chantier, on en aurait encore bien fait deux heures (pense-t-on).

L'ouvrier descendu de sa nacelle, sa journée finie (payé combien, pour cet intense travail du samedi ? En heures supp', en RTT, en rien ?), qu'a-t-il fait en premier ? S'est-il arrêté au bar du coin avec ses collègues pour s'en jeter un ou plusieurs ? S'est-il contenté de se rhabiller en "civil" et de regagner son domicile ? Qui ou quoi l'attendait chez lui ? Une compagne attentionnée, une famille braillarde, une mère ? (pourquoi les femmes sont-elles encore vouées, dans mon imaginaire, à recevoir cet homme harassé et à lui prodiguer soins et entourage, nourriture et réconfort ?). Vit-il seul ? S'est-il douché, puis habillé pour sortir parce qu'on est samedi tout de même ? N'a-t-il fait qu'un détour en rentrant du boulot par le hard discount du coin pour acheter de quoi becqueter, et, une fois restauré, s'est-il affalé sur un canapé en sirotant des bières devant la télé ? A-t-il allumé un ordinateur pour jouer ? S'est-il endormi pesamment, son corps trépidant encore de la fatigue du jour qui restitue la mémoire des gestes et des chocs ? Que dit ce corps du travail accompli, quelles cicatrices, quelles courbatures, quelle odeur d'essence logée dans les sinus, quel bruit ?

Dans la cour déserte s'ennuient douze platanes raccourcis, leurs branches saignées offertes au vent et aux maladies (on sait qu'il ne faudrait pas tailler les arbres). Le coiffeur des platanes leur a fait la même taille à tous, une coupe "qui va bien". Maintenant, ils sont un peu ridicules et frileux, comme on l'est lorsqu'on sort de chez le coiffeur qui a toujours fait trop court et qui lui aussi, malgré vos recommandations ("laissez bien les pattes un peu longues") vous inflige sempiternellement la même coupe, la seule qu'il sache faire.

Sous le sol artificiel (cour bitumée) se pressent et s'enchevêtrent douze systèmes racinaires serrés comme des sardines, sans air et sans apport d'humus. Ainsi vivent les arbres urbains : exilés, maltraités, constamment empêchés dans leur élan vital, emprisonnés. Pourtant, chaque printemps ils poussent encore leurs branches feuillues.

Ainsi vivent les arbres urbains, à côté de nous, malgré nous.

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(1) La taille "au têtard" est ce qui donne à certains vieux arbres, à la campagne, un air ébouriffé : les jeunes ramures sortent directement du tronc, comme une chevelure dressée sur la tête. Il n'y a pas de grosse branches.