Encore une petite dose ?

« Mentant absolument par le droit de son plaisir mauvais, le fauscisme ne se soutient pas d’une d’idéologie, il n’en a pas besoin. Il ne promet rien, ne menace en rien, il salit, méprise sans retenue, utilise la police pour éborgner et punir jusqu’au sang, exalte le viol, les dictateurs, la torture, l’identité, le fascisme bien entendu, et le nazisme qu’il érige au rang de copain. Dans le fauscisme, on copine, il n’y a pas d’amis ; il n’y pas même d’ennemis, il y a ceux qu’il s’agit de décréter encombrants – comme on parle des encombrants à déposer dans les décharges. »
Frédéric Neyrat, "Théorie du fauscisme", blog de l'auteur, "ATOPIES", juin 2019

Ensuite, hé ben vous êtes grand.e.s : allez-y donc, lire la totalité de l'article.

Ce texte, dont j'aurais aimé pouvoir dire qu'il était obsolète, résonne en particulier chaque fois que je lis les "infaux" du jour, comme par exemple que le flic qui massacre à coups de poings le visage d'un manifestant à terre ne fait que ce qu'il doit puisque c'est l'autre qui a commencé (un degré d'infantilisme astap*), ou quand un maire LR à moitié con et l'autre moitié malhonnête va partout racontant l'épouvantable climat d'insécurité de sa ville, en particulier sur France 3 national le samedi 18 janvier dans le 19/20, chaîne publique aux ordres qui fait un reportage entièrement à charge pour la ville en question.

Je ne vous dis pas quelle ville, d'ailleurs je suis rentrée par le tram à 19h30, c'était terrible, il y avait plusieurs poussettes avec des bébés dedans et des mecs enrhumés qui toussaient à fendre l'âme, ah je vous le dis, on n'est en sécurité nulle part.

Pour en revenir à Frédéric Neyrat, je vous engage à lire in extenso sa "théorie du fauscisme", d'abord parce que ce texte ne peut évidemment être réduit, comme je le fais ci-dessus, à une dénonciation du "fake institutionnel" : c'est seulement la partie qui se rappelle à moi chaque fois que j'entends ou lis des "actualités" (comme leur nom l'indique) ; encore moins à sa citation de quelques lignes. Au passage, c'est aussi le texte de quelqu'un qui a un pied dans le Wisconsin - et dans une des plus anciennes universités états-uniennes, et l'autre en Macronie (pas de bol : vivre entre USA et France, aujourd'hui, c'est un grand écart en milieux toxiques !).

Les ATOPIES de Frédéric Neyrat ne sont peut-être pas d'une lecture toujours ultra-facile - bien que ses articles (publiés aussi dans Lundi matin,) soient selon moi assez accessibles à nouzaut' communes gens. En tout cas, il écrit juste, précis et large à la fois, et il s'y engage à fond, ce qui n'est pas toujours le cas des professionnels de la pensée.

N'hésitez donc pas à vous frotter à la sienne, de pensée. D'architecture impeccable quoique complexe (c'est bien le moins qu'on puisse attendre, en notre époque de simplisme galopant) et tranquillement énervée, si elle ne nous réconforte pas, au moins on se sent moins seul.e.s, puisque ce philosophe, enseignant et écrivain, depuis la France ou les Etats-Unis, nous dit et nous redit que nous avons raison de penser ce que nous pensons, et je me comprends.

Enfin, la "théorie du fauscisme" de Frédéric Neyrat vient percuter, dans ma bibli intérieure des textes à garder à l'esprit, les "Furtifs" d'Alain Damasio. Ils seraient peut-être, ces personnages de roman, ceux qui « savent élever les étincelles ; et favoriser l’existence avec les autres-qu’humains. »

La conclusion de l'article vient en appui à cette supposition : « Aux falsifications qui rectifient la réalité doivent être opposées les manières de parler, penser, écrire, filmer, agir, et vivre qui rencontrent et transfigurent ce qui, dans l’univers, ne saurait être abandonné sous aucun prétexte ».

Bref, fréquentez donc "ATOPIES", le blog de F. Neyrat dans lequel je recommande aussi - et je me limite - deux articles, également publiés dans Lundi matin : - "Feu à volonté", et "Seulement nous", des lignes qu'on pourrait croire de prime abord désespérées, mais pas tout à fait :

« Quand la vue s’éclaircit, les dépeuplés apprennent à se compter. Et se rendre à l’évidence : il y a seulement nous sur Terre. Nous, les humains, les autres-qu’humains, les spectres et les pierres, tels animaux, telles machines à pressentiment. Autant de puissance, autant d’ampleur cosmologique, autant d’amour et de colère. Tout compte fait, on devrait s’en sortir. ».

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Pour une autre forme d'incandescence, on peut - on doit - aller voir le film de Renaud Barret, "Système K", bande-annonce ici.

On hennit d'une allégresse mortelle en sortant de cette heure et demie d'immersion dans les rues kinnoises, au milieu de ces activistes de l'art et de la performance à la fois complètement flingués et sûrs d'eux, de leur bon droit, de leur raison d'être et de bosser à développer leurs créations folles dans cette ville et ce pays auprès desquels la France sous Macron figurerait une sorte de paradis social, démocratique et économique.

En 2010, j'avais parcouru pendant deux bonnes heures, en compagnie de la Jardinière, l'exposition "Traffic Jam" de Pascale Marthine-Tayou à la gare St-Sauveur de Lille, qui est bien le lieu le plus sauvage qui soit, avec sa hauteur de cathédrale et son bâti "dans le jus", un lieu totalement investi par l'artiste camerounais. Le mot d'exposition ne rend d'ailleurs pas tout à fait compte de l'intention de PMT, qui a tout simplement trimballé le Cameroun dans la gare St-Sauveur de Lille.

Entrer là-dedans vous prenait au nez, aux yeux, aux tripes : une récupération tous azimuts de ce que nous, les Blancs, on peut abandonner comme merde post-coloniale dans le continent africain et qui offre aux artistes de là-bas un stock impressionnant de matières certes pas premières, mais de quoi produire des merveilles et nous renvoyer notre saleté en pleine figure.

Il y avait de tout, gare St-Sauveur : vieille bagnole, statuettes, cabanes, morceaux de forêt, de rues, terre et poussière, écorce et plastoc à profusion, camion, mammouth géant en lanières de listings informatiques, sculptures de terre cuite... Pascale Marthine-Tayou avait même reconstitué les odeurs, dont celle, reconnaissable entre mille pour qui a parcouru une grande ville d'Afrique ou d'Amérique du Sud, de l'essence non désodorisée, la bonne vieille odeur de mon enfance (les pots d'échappement d'aujourd'hui sont vraiment chochottes dans ce domaine).

Eh bien, à distance et malgré la claque artistique reçue ce jour-là, on pourrait dire que PMT est un artiste académique au regard de ceux qu'a filmés Renaud Barret : quand on voit de quoi s'emparent les artistes kinnois de System K, les risques qu'ils prennent, ce avec quoi travaillent Géraldine Tobe, Yas, Beni Baras et tous les autres : fondre une chaise plastique pour en récupérer la matière liquide et inhaler au passage les vapeurs toxiques résultant de l'opération, fabriquer du noir de fumée à la lampe à essence sur une toile dans une cahute éminemment combustible, pour ensuite y dessiner en réserve à la pointe du couteau, présenter une maison entièrement fabriquée avec des machettes soudées ensemble (terrible beauté de l'objet qui vaut à Freddy Tsimba, artiste pourtant mondialement connu, d'être embarqué pour un "interrogatoire musclé"), parcourir les rues, flaques et cloaques en se roulant par terre...

Bref, tout ce que la Taulière ici pourrait encore déblatérer ne représente qu'un centième de ce que Barret donne à voir - et à entendre, parce que la bande-son du film (produite par les artistes) est carrément hallucinante et que ces artistes parlent d'art et de vie en des termes qui vous remuent au fond de l'âme.

Ces gens illustrent de façon tonitruante les "seulement nous" dont parle Frédéric Neyrat. Allez, lisez, regardez. Soyez ému.e.s, révolté.e.s, enthousiastes, décidé.e.s à ne pas baisser la tête, soyons dignes d'eux.

Soyons vivant.e.s !

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  • Astap : vieille locution des années soixante : "à se taper le cul par terre". On voit à peu près le sens.