On était loin des mercredis surchargés par des parents torturés du désir de gaver l'emploi du temps des enfants "d'activités", conséquence d'une tendance fâcheuse à combler le vide à tout prix. Activités destinées à masquer - parfois de manière assez onéreuse - qu'ils ne peuvent laisser ces enfants seuls au domicile pendant une journée. Loin de cette frénésie sur fond de culpabilité parentale, le jeudi, jour sans école de notre enfance, était un espace vacant, plus ou moins empli de désolation tranquille.

Dans le monde des villes, des loisirs quasiment gratuits étaient proposés par les "patronages" religieux ou laïcs. On pouvait envoyer les gamins pour la journée dans un lieu où ils étaient parqués, parfois occupés (mollement), nourris (plutôt mal) et lâchés à l'heure habituelle de la sortie de l'école. Il arrivait qu'ils aient tapé dans le ballon ou joué à la "clé de St-Georges" jusqu'à plus soif. On les faisait marcher aussi, parfois au pas. Toutes ces occupations se déroulaient dans une structure unique, celle d'un lieu et d'un temps ouverts à heures fixes, du matin au soir, immuables comme une journée scolaire délocalisée. Un temps long où l'ennui pouvait s'infiltrer et trouver sa place.

Dans le monde rural, rien de tout cela. Les parents, agriculteurs ou artisans, ont toujours trouvé de quoi occuper les enfants à domicile, dans une gamme de travaux adaptés à leur âge, à leur force et aux besoins du moment. N'empêche qu'on pouvait très bien travailler en s'ennuyant mortellement.

Il existait un entre-deux pour les lycéen.ne.s pensionnaires : en cinquième, interne au lycée de jeunes filles de Châlon-sur-Saône, j'ai traîné, comme des milliers de mes semblables, mon ennui le long des promenades du jeudi, qui ne devaient pas enchanter la surveillante chargée du groupe, ni les enfants trimballées le long des routes poussiéreuses et des chemins bordés de prés.

Lycée de région agricole et viticole, Châlon accueillait une majorité de filles de paysans. Beaucoup se connaissaient du village et se retrouvaient à l'internat en petites tribus : les filles de St-Bonnet-en-Bresse, celles de St-Germain-du-Plain... Parfois aussi de Couches-les-Mines (filles de mineurs polonais de la région de Montceau)... Quelques têtes brûlées, internes par décision de parents plus aisés, habitant parfois la ville même, parfois exilées de plus loin, constituaient un gang de rebelles bourgeoises exerçant sur les pieds-tendres un pouvoir assez délétère, sur fond de brimades.

Si, en cinquième, j'étais pieds-tendres et pus connaître à cette occasion mon lot de tracasseries, certes assez soft puisqu'il n'y eut jamais un coup porté mais tout de même des chagrins, en quatrième, ayant compris la musique j'avais intégré le camp des rebelles grâce à des tirs meurtriers au "ballon prisonnier" et à quelques juteux trafics : je découpais dans le cuir de mon cartable, à des endroits où ça ne se verrait pas trop, et vendais pour 1 ou 2 centimes des têtes d'ours ou de tigres façon Walt Disney qui connurent une certaine vogue. Mais il fallut bientôt fermer ce rayon, le cartable ne pouvant se résoudre en dentelle. Alors je diffusai, toujours en hard-discount, des romans à l'eau de rose composés sur de vieux cahiers de brouillon. Je connus là encore quelques succès, dus essentiellement aux fait que les héroïnes portaient le prénom de celles qui me les commandaient, une sorte de "livre dont vous êtes l'héroïne". Ces oeuvres périssables semblent bien, à ce jour, former l'apogée de ma célébrité littéraire sur la base d'exemplaires uniques - et disparus.

Pour en revenir aux promenades du jeudi, elles se déroulaient aux abords d'une ville qui n'a vraiment plus rien à voir avec le Châlon d'aujourd'hui, qui s'est totalement métamorphosé, à commencer par le comblement du canal qui traversait le centre-ville, dans la rage bétonnifiante de la deuxième moitié du 20e siècle, dite "des trois glorieuses" et je vous dispense des majuscules. Et puis, le lot habituel de ronds-points, zones industrielles et commerciales... Demeure un très beau centre ancien, où bien entendu, à l'époque, nous n'avions rien à faire, d'autant que la promenade était à visée hygiénique.

Je dois confesser qu'à ma grande surprise, ayant eu, quelques trente ans plus tard, à circuler dans et autour de Châlon, j'y ai découvert une ville plus qu'agréable à vivre et d'une réelle beauté dans sa paix bourguignonne. Mais les enfants sont peu sensibles aux harmonies architecturales et aux colombages et puis, dans une ville où l'on n'est pas très heureux, où donc se cache la beauté ?

Et donc je revois, chemin de mémoire faisant :

les rues parfois étouffantes, parfois glaciales, qui nous éloignaient du centre en longeant de hauts murs d'usines, de couvents, d'hôpital peut-être

le débouché sur de plus petites artères, ou parfois un semblant de quai, un bord de Saône ou une berge du Canal du Centre

l'éloignement progressif pour aboutir à ces espaces aussi vacants que nos esprits, qui n'étaient plus la ville mais pas encore la campagne profonde, avec peut-être quelques constructions

l'un des buts de ces promenades étant Saint-Rémy ou plus loin encore dans la direction de St-Loup-de-Varennes où l'on peut voir aujourd'hui un monument très laid et vraiment monumental à la gloire de Nicéphore Niépce qui a peut-être remplacé celui, plus modeste - une sorte d'obélisque - vers laquelle la surveillante s'arrêtait, nous laissant quelque peu divaguer dans les champs et sentiers environnants

le triporteur surmonté d'un petit dais, garé non loin du monument et dont le propriétaire vendait des "esquimaux" de marque Miko, marchand auquel je demandais toujours le même parfum, dont j'ai oublié le nom : sa couverture en chocolat simple, son intérieur en glace vanille, constituaient en soi un délice mais je n'étais motivée dans mon choix que par la découverte inattendue - mais que j'anticipais - d'une cerise à l'alcool logée en son centre

le temps suspendu pendant lequel, retirée à l'intérieur de moi-même et résumée à une suite de sensations, je suçotais mon esquimau dans l'attente délicieuse de la cerise alcoolisée qui marquait à la fois l'acmé de la dégustation et sa fin, car l'apparition de la cerise désorganisait la glace, dont les parois chocolatées glissaient et dont la crème fondait dans nos mains

le goût de cette glace et la durée de ce moment, étiré dans la mémoire du récit mais sans doute assez bref, car cette confiserie modeste, puisque mon argent de poche d'interne me la permettait, ne devait pas être bien grosse

le goût du kirsch et de la cerise gravés en moi au même titre que l'ennui du jeudi, la solitude, parce que cette année-là je n'étais d'aucun clan, venant d'ailleurs, ni fille d'agriculteur ni enfant de mineur ; un goût associé pour toujours à celui, gris, des chagrins qui nous assaillent à onze ans, peuvent paraître insondables et l'instant d'après sont oubliés parce qu'un micro-événement vient les distraire

celui aussi des angoisses toujours renouvelées : peur d'arriver en retard, peur des professeurs - en particulier la très redoutée Mme Niépce, descendante directe de l'inventeur, comme elle s'empressa de nous l'indiquer dès la rentrée (petite-fille, crois-je me rappeler), et grande distributrice de paires de claques retentissantes car elle n'y allait pas de mains morte, la vieille peau

peur de rater le car du samedi lorsque c'était un samedi où je rentrais chez moi ; peur anticipée des trois kilomètres que je devais parcourir avec ma valise à travers bois à la descente du car, qui s'arrêtait dans une commune voisine, pour rejoindre notre village

peur aussi, qui s'amplifia au fil de l'année, des séances de brimades qui m'attendaient le soir à l'internat, et qui se présentaient généralement sous la forme d'interminables interrogatoires kafkaïens (parce que je n'avais commis nulle faute) menées par de vraies pro qui, je l'espère pour elles, ont pu faire carrière, avec de tels dons, dans la crim'.

peur de l'arrivée (très probable) des premières règles, moment présenté par d'autres filles comme une calamité (et en effet), et que j'aurais préféré vivre à la maison en présence d'au moins une de mes soeurs

peur de la somnambule (véritable ou fantasmée) du dortoir, qui était réputée passer entre les lits et distribuer des coups de poing à l'aveuglette

peur enfin des résultats scolaires aussi médiocres que je pouvais le craindre, ne comprenant rien à ce qui m'arrivait là : trop de nouveautés, trop d'éloignement, trop de choses auxquelles penser, ne pas penser, trop d'informations...

Voilà une petite partie du monde, miniature et gigantesque, qui se logeait, comme un paysage enfermé au sein d'une bille agate, dans l'onctuosité de l'esquimau Miko et dans la saveur toujours redécouverte, avec son petit plaisir acidulé et un peu brûlant de liqueur, à l'époque parfaitement licite pour les enfants, de cette cerise d'un rouge un peu trop soutenu pour être naturel.