... je me risque à ceci, qui n'engage que moi, et modestement. Je vois deux sortes de pianistes (1) : ceux qui déposent la musique devant eux, voire la projettent, pour qu'elle atteigne le public. Ils le font avec brio, sensibilité, génie. Je pense à des gens comme Quéfellec, Grimaud, Martha Argerich (qui est une cogneuse), Arrau et dans une moindre mesure, Lang Lang... En jazz il y en aurait trop à citer, mais on pourrait rendre ici un hommage à McCoy Tyner, et puis parler d'Oscar Peterson, de Bobby Timmons, ou, plus récent, de l'également regretté Esbjörn Svensson. Bref, on pourrait énumérer encore et encore. Tous ces talents vous donnent à entendre un compositeur, une oeuvre (parfois la leur), enfin : ils interprètent. Ils servent avec respect, exactitude et ce petit quelque chose de plus... Bref, ils vous offrent le meilleur de ce compositeur, de cette oeuvre, ils les recréent pour vous. Leurs concerts sont de grands moments chatoyants, éruptifs, en pleine communion avec le public.

Et puis, il y a les pianistes en apparence les moins communicatifs, qui entretiennent avec leur piano un dialogue si intime qu'ils vous donnent le sentiment d'être exclus de la cérémonie en même temps qu'ils vous offrent, en toute simplicité, de pénétrer sans restriction leur for intérieur. Leur générosité est discrète mais totale. Et là je vais évidemment mentionner Glenn Gould (2) hors catégories, mais aussi Tigran Hamasyan, Brad Mehldau et bien sûr, Monk. J'ajouterais peut-être ce soir Alexandre Tharaud, dont j'écoute en ce moment des pièces de Satie. Mais je n'en suis pas sûre.

Voilà ce que je me disais en écoutant l'émission "Par les temps qui courent", de l'irremplaçable Marie Richeux qui recevait ce soir le comédien Nicolas Bouchaud à l'occasion de la reprise, par celui-ci, de "Maîtres anciens - Comédie", adapté du roman éponyme de Thomas Bernhard.

Thomas Bernhard est un auteur que j'ai constamment fui tout en conservant, mais très en arrière-plan, l'idée qu'il faudrait le lire. Pourquoi certaines rencontres littéraires (ou musicales, d'ailleurs) ne se font-elles pas ou alors, très tardivement ? Je l'ignore et j'ignore si je représente un cas rare (et désespéré) ou bien si nombre de mes contemporain.e.s ont aussi ce genre de rapport à un.e auteur.e (à propos, vous me rassureriez en témoignant, mais on va tout de suite mettre Proust en dehors de cette réflexion parce que l'anti-Proustisme ou plutôt le non-proustisme obéit, selon moi, à d'autres ressorts, sur la base d'un immense malentendu).

Bref, me demandais-je ce soir, pourquoi n'ai-je jamais rien lu de Thomas Bernhard et surtout, pourquoi l'idée de le lire me rebroussait-elle le poil à ce point ? Je ne vois aucune raison objective qui tienne, mais une impression négative et très partiale de cet auteur m'est alors revenue : elle avait été produite par la lecture d'Hervé Guibert (A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie et Le protocole compassionnel) dans les années 90. Et c'est la façon dont Guibert parlait de Bernhard (un auteur qu'il révérait, qu'il citait, dont il était imprégné) qui m'a détournée de ce dernier, ou m'en a saturée d'avance, bref, éloignée.

Je me suis souvenue qu'en lisant Hervé Guibert, j'étais la proie de sentiments contradictoires : une profonde pitié, de l'affection, comme si je l'avais connu personnellement, ce beau jeune homme aux prises avec une mort prématurée, injuste, survenant dans un moment où les gens pensaient beaucoup que mourir du sida c'était, en quelque sorte, un châtiment, certes dur mais mérité ; et un agacement permanent devant son maniérisme, son égocentrisme (décuplé par la maladie bien entendu), l'exposition parfois invasive de sa vie amoureuse. L'intrication de Thomas Bernhard dans le texte de Guibert avait sans aucun doute été à l'origine de son rejet.

Cette plongée dans les souvenirs littéraires était nécessaire pour, peut-être, combler un manque. A l'écoute de Nicolas Bouchaud, tant lorsqu'il parle - excellemment - de l'auteur que dans les extraits de son seul-en-scène, dont Marie Richeux donne à entendre un substantiel extrait (le genre de moments où vous haïssez Paris qui peut se payer de tels délices de théâtre dont vous, archi-provinciale, serez définitivement privée), je suis convaincue que j'ai manqué quelque chose en ne lisant pas Thomas Bernhard et qu'il est temps de réparer cet oubli.

« Un texte qui pose des bombes partout mais dont nous n'avons à craindre que les étincelles de la mèche. », dit Marie Richeux qui mène, comme chaque soir, cette conversation avec rythme et lenteur (qui ne sont pas incompatibles), avec un talent incroyable. Ecouter l'heure qu'elle nous offre tous les soirs sur France Culture à 21 heures est une nourriture gourmande pour l'esprit.

« Il y a tout le temps de la vie chez Thomas Bernhard : plus c'est désespéré, plus il y a de la vie. C'est un grand destructeur, mais aussi un grand constructeur. », ainsi Nicolas Bouchaud parle-t-il de son "maître ancien" à lui.

Il était temps d'aller vérifier sur pièces, et j'ai donc commandé chez mon libraire "Maîtres anciens".

Quant aux pianistes de l'intime, leur évocation est survenue au fil de l'émission, où est inséré le prélude en fa dièse des variations Goldberg par Glenn Gould, l'inconfondable. Ecouter Glenn Gould, chaque fois la même surprise, impose immédiatement cette idée, que je traduis sommairement ci-dessus, sur les deux façons de traiter le piano.

Et c'étaient de multiples bonheurs rassemblés là, dans cette heure qui est un paysage familier de chaque soir ou presque.

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(1) Normalement, quand on s'attaque à cette figure classique de la catégorisation, on devrait toujours dire "je vois trois sortes, etc." et non deux ; car une bonne démonstration ne s'appuie pas sur deux pieds mais sur trois, le trépied qui donne au distinguo de la stabilité et une certaine solidité. Mais, concernant les deux sortes de pianistes, pour en faire trois je me bornerai à ajouter : "et puis il y a tous les autres".

(2) A propos de GG, je ne saurais trop recommander la lecture de "Glenn Gould, piano solo" de Michel Schneider. Aussi gouldophile que George D. Painter est proustolâtre, Schneider traite son sujet, lui, avec intelligence quand Painter n'est qu'un médiocre et bavard cartographe.