Non, mais un gris ordinaire qui surprend un peu après ce mois de février flamboyant (vous vous rappelez ? C'était avant que le virus montre sa vilaine face mondialisée).

N'importe, il faut sortir, ne pas comater à domicile.

Le vent cueille à froid, c'est le cas de le dire, dès passée la porte de l'immeuble. Un noroît bien humide, chargé de glace. Alors il faut déplier le corps, respirer amplement et attaquer la rue d'un bon pas.

D'un bon pas, c'est vite dit. A l'aube d'une troisième semaine sans activité notable, le corps révèle sa lamentable tendance à l'abousement, au flapi, à l'horizontalité (ou aux stations devant le frigo). Bon, marchons !

La montée au Crêt de Roc (parfois orthographié "Roch" - quartier collinaire de Sainté, qu'on voit ci-dessous partiellement) se révèle rude quant à la pente (raffarinesque) mais clémente côté température car la rue est à l'abri de ce fâcheux vent du nord.


Cote_ouest.JPG, juin 2014


Ces rues montantes sont de vrais archétypes des rues stéphanoises : trottoirs incertains quant à la largeur et à l'entretien ; graffiti sur presque toutes les surfaces utilisables (y compris les armoires électriques), portes cochères parfois délabrées, parfois renforcées. Mélange d'architectures, accotement d'immeubles anciens et solides à de vraies masures, bâtis économiques des années soixante côtoyant d'antiques maisons de passementiers (1), quelques villas, plus ou moins prétentieuses, cachées derrière des murs et cernées de verdure...

L'une d'elles (énorme, presque un immeuble) occupe, telle l'étrave monumentale d'un paquebot échoué, un tènement triangulaire délimité par deux rues (au niveau du 2, rue de Roubaix) et un passage privé. On peut donc l'observer sur toutes ses coutures, avec son crépi façon chaumière qui permet de la dater des années 70, tout comme ses épais volets de bois verni d'une vilaine couleur orangée. Les fenêtres sont cintrées sans élégance et le portail, situé sur l'angle, est d'un goût assorti. Sur ses pilastres deux lions de plâtre s'ennuient. Au-delà, un mini-porche d'inspiration californienne achève l'ensemble.

Cette maison entourée d'un parc foisonnant d'où surgit son troisième niveau, est close par un mur qui permet d'apercevoir ses terrasses successives agrémentées de balustres agressivement peintes en blanc, ce qui fit dire à mon pote Guigui, lors d'une précédente balade (c'était quand nous cherchions Le Mouton (2)), qu'il s'agissait sûrement de la demeure d'un baron local de la drogue.

Une fois contournée cette horreur maçonnée, on continue la montée rue de Roubaix, fâcheusement terminée par des barrières de chantier, c'est donc une impasse. Dommage, cette artère tranquille était prometteuse. Au passage, sur le portail de "La Boule Rouge" (amicale de tireurs à la longue), un papier manuscrit hâtivement collé indique "fermé jusqu'à nouvel ordre - le Bureau", comme si quelque invasion soudaine ou une inondation cataclysmique avait contraint le staff de l'association à s'enfuir en abandonnant tout sur place. Et au fond, c'est bien un peu de cela qu'il s'agit !

C'est donc par la rue Pascal Tavernier (notable local dont la vie n'offre aucune dimension héroïque) qu'on atteindra la cime du Crêt de Roc, quartier en cours de boboïsation galopante. Sur le plateau, au sommet, un très grand cimetière et une belle esplanade arborée qui hélas ne fait que contenir un parking et débouche sur l'obligatoire rue de l'Eternité (on a laissé sur la gauche la rue du Repos, tout aussi incontournable), rue occupée comme il se doit par les fleuristes et autres marbriers.

Comme on n'a pas une envie dévorante de contempler un cimetière, compte tenu de l'actualité et de la grisaille du temps, on s'intéresse plutôt aux nombreux points de vue qu'offrent ces rues escarpées : un dégagement soudain dévoile d'un côté le panorama des montagnes de l'est, de l'autre un bout du Pilat sud. Comme il se doit, les monts sont vaguement saupoudrés sur leur face sud-ouest, mais assez bien garnis de blanc en face nord.

C'est cette neige qui apporte, sur un vent maintenant tournant, un parfum de début d'hiver assez déconcertant lorsqu'on songe aux 24 degrés du mois de février et aux jours où l'on a (un peu) bêché le jardin en tee-shirt, mais un parfum que j'aime pour ce qu'il porte d'enfance, une odeur qui dans mon souvenir reste indissociable de celle du feu de bois.

Avant de rejoindre l'esplanade, on tourne le coin du chemin Faubourg-de-Lacroix (que les locaux appellent volontiers "rue du Faubourg Lacroix", ce qui me semble, allez savoir pourquoi, plus pertinent) : une ruelle défoncée, moitié bitume moitié cailloux, qui serpente entre des maisons en cours de ravalement (les bobos). Et une merveille d'entassement de baraques adossées à la pente sur trois niveaux, avec des terrasses de bois et des escaliers-passerelles, des grilles rouillées, un état d'inachèvement plaisant à voir quand on imagine très bien, d'ici une paire d'années, le passage refait avec son petit caniveau central pavé pour faire ancien et le double caroublage des portails sécurisés (comme dans le passage voisin Jean de la Fontaine).

Il subsiste malgré tout, dans ce chemin-là, un air rural et hors du temps qui fait tout le charme de cette escapade entièrement autorisée par l'attestation dérogatoire etc. puisqu'elle se situe pile à 1 km de chez moi, ha ha, j'ai le compas dans l'oeil.

Au débouché rue de Roubaix, à nouveau des balustres sur la maison d'angle. Le VRP de la boîte qui fabrique ces ornements discutables a dû quadriller la colline vers 1982 en faisant le plein de commandes, ou bien c'est un effet de l'esprit d'imitation couplé à une promo insensée chez Brico Dépôt.

Le passage Jean de la Fontaine ménage lui aussi un petit temps plutôt sympa malgré son tout nouveau côté "léché". Il se termine par des escaliers donnant sur la triste rue Neyron, surnommée dans mon quartier "la rue de la Drogue", par laquelle néanmoins je rentre tranquillement chez moi sans que me soit proposé le moindre sachet, ni le plus petit brin d'herbe ou cachet bleu, rose ou vert pomme. On n'a pas encore mesuré le coup que va porter à l'économie parallèle ce confinement qu'aucun narco n'aurait imaginé possible...

Mais moi j'aime bien la rue Neyron. Elle est moche, bizarre, mal famée, mais elle change de physionomie tout du long, devient à un moment rustique avec des jardins familiaux, si nombreux à Sainté et qui ne contribuent pas peu à la verdure ambiante, et rejoint, via la rue Desjoyaux, un ensemble de constructions en bois assez réussies, dont il m'est revenu qu'il s'agit d'autoconstructions, d'habitats groupés.

Même si ces initiatives, sur lesquelles j'ai planché voici quelques années dans un groupe sur un projet lyonnais finalement inabouti (il en existait deux : l'autre, le "Village vertical", est sorti de terre), ont foireusement terminé par des modèles de copropriété alors qu'au départ il s'agissait d'habitat coopératif, ce qui est une philosophie radicalement différente, mais c'est une autre histoire.

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(1) Les maisons de passementiers sont de grandes dimensions, souvent à 3, voire 4 niveaux, et leurs murs de belle pierre de taille sont ornés de briques autour des fenêtres, parfois une ligne courant sur la façade, souvent un oeil-de-boeuf comme par exemple ici :


CRET_DE_ROC_FACADE_DETAIL.JPG, mar. 2020

Comme leur nom l'indique, il s'agit de maisons-ateliers à l'image des maisons de canuts à Lyon : la famille y vit, y fabrique et tisse, à Lyon la pièce de soie, à Saint-Etienne le ruban et la passementerie en général. Je devrais mettre cette phrase à l'imparfait, puisque ces artisanats locaux n'existent plus qu'à l'état d'exception (pour les ateliers qui fournissent l'univers du luxe), pour le reste figés dans des éco-musées quelconques, tandis que les maisons en question sont récupérées et restaurées, pas au bénéfice du logement social on s'en doute. La rubanerie et la passementerie ont leurs quartiers au Musée d'Art et d'Industrie de Saint-Etienne.

(2) Le Mouton : il s'agit bien d'un ovin, dont l'unicité et le caractère arlésien m'ont poussée à lui mettre des majuscules, et réputé paître, sans que personne n'ait pu attester de sa présence, en pleine ville, dans un grand pré, précisément sur les pentes du Crêt-de-Roc. Nous l'avions cherché en vain, à l'époque. Je l'ai presque trouvé lors d'une autre balade, accompagnée cette fois par une copine qui connaissait la maison (chemin Faubourg-de-Lacroix) d'où l'on pouvait, en montant l'escalier extérieur avec l'autorisation de la locataire, avoir une vue au-delà de l'usine désaffectée située en face et derrière laquelle, en effet, se dissimule un pré (facilement repérable en vision satellite sur Maps) où broutaient non pas Le Mouton mais des chèvres, où s'égaillaient des poules et dans lequel des ruches permettaient à l'occupant du lieu de sortir quelques pots de miel baptisé "Street miel".