Dans une grille de mots croisés pour viocques de "Notre Temps" (l'ultime recours des seniors desperados du confinement), se trouve, sous la définition : "moitié d'abricot", un mot que j'avais oublié : oreillon.

Drôle de truc, que le cerveau (même lent). Cet "oreillon" ne m'évoque pas les oreillons, maladie infantile de cette époque presque sans vaccins, où nous contractions volontiers, et à la file, rougeole, scarlatine et autres joyeusetés... Non, ce ne sont pas les oreillons, qui remplissaient de crampes horriblement douloureuses les maxillaires et les conduits auditifs et nous faisaient des têtes de hamsters dolents incapables de manger, pendant quelques jours, autrement que liquide, qui me viennent à l'esprit.

L'oreillon des mots croisés, plutôt, me fait penser à la pêche, fruit dont la moitié me paraissait devoir seule être désignée par ce mot d'oreillon. Il existe donc des oreillons d'abricots.

Or, voici que le rapprochement pêche-abricot me transporte instantanément, par la plus efficace des téléportations, plus de soixante ans en arrière (hein, galopins ! Quand vous en serez là, vous pourrez causer) dans un lieu que je n'identifie pas précisément. Mais ce dont je me souviens, c'est du fruit dans lequel j'avais mordu.

Aucune "pêche jaune", triste avatar de croisements imbéciles et cupides d'ingénierie agricole, ne pourra jamais restituer ce que fut cette expérience unique.

Du contexte, très peu d'éléments, presque rien : ça se passe dans ma campagne d'enfance (la Bresse louhannaise), c'est l'été, l'après-midi, dans un champ, un verger, un jardin... Une dame, une vieille dame, me semble-t-il (mais tout est relatif) m'appelle et dépose dans ma main d'enfant cet énorme soleil juteux à la peau de velours cramoisi : une pêche-abricot. En m'offrant le fruit, elle m'en dit le nom.

Ni le visage de la personne généreuse, ni le pourquoi de ce cadeau inattendu, ni le moment précis : rien ne surnage dans ma mémoire, que ce gros fruit chauffé au soleil, l'invitation amicale à le découvrir et la divine surprise de cette chair si parfumée que rien, aujourd'hui, ne pourrait s'en approcher ; la découverte de sa tendre fermeté, de son jus orangé presque sirupeux qui coulait entre mes doigts... Inoubliable expérience gustative, et puis : la couleur de la peau, la texture du fruit, le silence d'un après-midi d'août peut-être. Un souvenir unique et composite à la fois, que m'apporte cet "oreillon" inopiné.

« C'est une pêche-abricot », m'avait dit la dame. Et aussitôt, sans qu'elle eût à s'expliquer davantage, j'avais compris que le fruit était issu d'un croisement - oh, bien sûr, je n'avais pas les mots pour le dire ni même pour le concevoir, mais je compris très bien que l'abricotier avait marié le pêcher, en des termes qui ne m'étaient pas clairs (ils ne le sont pas davantage aujourd'hui), pour donner naissance à ce délice que je n'ai jamais retrouvé ailleurs, ni plus tard.

Tout au plus, à l'apparition sur les étals de cette infamie : la "pêche jaune" (il me semble que c'était dans les années quatre-vingt), avais-je espéré retrouver cet indicible goût... Quelle déception ! A propos, la pêche-abricot n'est ni le brugnon, ni la nectarine. Celle qui, miraculeusement, avait atterri dans mes mains gourmandes, avait la peau duveteuse. Une recherche vaine sur internet ne renvoie qu'à ces croisements qui aujourd'hui n'ont plus rien de naturel ni de spontané. Sans doute les brugnons des temps anciens étaient-ils, eux aussi, savoureux. Mais c'était il y a longtemps.

C'est vraiment un truc de vieux, me disais-je mélancoliquement, que de vanter le goût et le parfum des choses anciennes. J'avais lu quelque part, il y a déjà quelques paires d'années, que nos papilles, avec le temps s'usent, ou dégénèrent, bref, que notre capacité à ressentir les goûts s'en trouve progressivement affectée jusqu'à la vieillesse, où manger quoi que ce soit reviendrait à déguster du papier buvard plus ou moins humecté.

Cette découverte attristante m'était restée dans l'esprit jusqu'à ce jour où, au cours d'une promenade sur un sentier quelque part dans les Alpes, avec une amie nous découvrîmes, au milieu d'un verger plus ou moins abandonné, un prunier croulant sous ses fruits : en boulottant ces prunes éclatées, jaunes à crevasses brunes, nous revivions le goût d'un fruit sauvage, intact, indemne de tout traitement et de toute sélection autre que naturelle, et à maturité. Ebahies et en pleine jubilation, il nous fallut bien constater que nous venions enfin de retrouver le goût de la prune.

Et, accessoirement, que nos papilles n'avaient pas vieilli : c'est l'arboriculture fruitière, qui avait dégénéré.