Ainsi de "Walden", le très célèbre opus de Henry David Thoreau (né David Henry Thoreau).

Ce livre extrêmement populaire, en particulier chez les écrivains américains pour qui il constitue une référence absolue (entre autres Jack Kerouac et Paul Auster) a été publié en 1854 après que son étonnant auteur eut passé 27 mois (de juillet 1845 à septembre 1846) dans une cabane construite de ses mains au bord du lac Walden (Walden Pond, en anglais : "l'étang Walden"), non loin de Concord, qui n'était pas encore la ville d'aujourd'hui mais une bourgade comptant un peu plus de 2000 habitants - un gros village, à l'échelle américaine.

Thoreau ne rédigea pas moins de sept versions de Walden, ce qui suffirait à démontrer sa ténacité dans l'exécution d'un projet, qu'il soit celui de sa retraite aux allures de performance, au sens artistique actuel, l'élaboration du récit philosophico-poétique et souvent désopilant qui en résulta, ou son engagement dans la lutte contre l'esclavage.

Il s'agit là d'un aspect moins connu de Thoreau qui - entre autres dans Walden - évoque l'abri qu'il procura une fois ou l'autre à des esclaves fugitifs cherchant à gagner le Nord. Il témoigne de cet engagement dans "La désobéissance civile", une conférence qu'il a donnée plusieurs fois puis écrite et publiée. Cette posture politique lui valut d'être brièvement entaulé par le shérif de Concord pour non paiement de ses impôts. Ce refus de paiement était parfaitement motivé par Thoreau à titre de protestation contre le Fugitive Slave Act - loi de 1793 réactivée vers 1850 qui contraignait les états non esclavagistes à poursuivre et livrer les esclaves fugitifs passant par chez eux. Pour Thoreau, il n'était pas question de payer un impôt servant à de telles activités moralement intolérables.

A ce titre, il inspira entre autres Gandhi et Martin Luther King.

Thoreau était un aventureux - mais pas un aventurier. On lui doit aussi une école, fondée avec son frère John quelques années avant Walden et qui dura trois années, dans laquelle les deux frères expérimentent une pédagogie non directive et le refus des châtiments corporels - en cela précurseurs de bien des mouvements (y compris actuels) d'écoles différentes.

Walden, pour en revenir à cet excellentissime ouvrage, mériterait plus d'une note de lecture. Il s'agit à ma connaissance d'un récit unique, relatant une expérience unique.

HD_THOREAU.jpg, juin 2020
A celleux qui seraient tenté.e.s de se gausser de la tentative du jeune H.D. Thoreau (28 ans à l'époque de son aventure) au prétexte qu'il ne s'était installé qu'à deux kilomètres et demi de Concord et qu'il recevait de nombreuses visites, il serait facile de rétorquer que Thoreau n'avait aucune visée érémitique et qu'il s'est tenu, pendant ses deux années, strictement à son programme de frugalité et d'autonomie alimentaire, sans compter une observation de la nature et des réflexions qui fondent littéralement l'écologie, même si ce terme a été utilisé pour la première fois quelques deux décennies plus tard, et la notion de sobriété heureuse - sans attendre Pierre Rabhi.

Mais surtout, aux moqueurs je conseillerais, sans parler d'aller comme lui passer plus de deux années - dont deux hivers où l'étang de Walden gelait entièrement sur près de 2 pieds d'épaisseur au point de pouvoir être traversé à pied, et où la neige dépassait le toit de sa maison - dans une cabane rudimentaire (nantie toutefois d'une cheminée, dont la construction fait l'objet d'un excellent récit) en se nourrissant, comme lui, du fruit de son travail de jardinier, d'un peu de chasse et pêche (puis Thoreau évolua, assez logiquement, vers le végétarisme ou du moins une sobriété flexitarienne, pour l'exprimer avec un des néologismes en cours) et de rares produits d'épicerie et, bien sûr, tout ça en charriant et en débitant lui-même son bois de chauffe ; non, pas même deux années, mais simplement quelques mois - dont un hiver. Et bien entendu, vous laissez à la maison toute espèce d'informatique, d'outil numérique et surtout, le téléphone.

Je leur conseillerais aussi de dessoucher (d'essarter) un terrain de plus d'un hectare pour y cultiver des légumes, en particulier des haricots, qu'au final Thoreau avoue ne pas aimer, et dont il vendra la récolte (1), d'abattre eux-mêmes leur bois de charpente et de construction pour la cabane qui devra résister, donc, à deux années dont deux hivers très rudes, tout ça en faisant leur pain eux-mêmes, la plupart du temps sans levain...

Pour en arriver enfin - désolée de m'être étalée un peu, il y aurait tant à dire de ce bonhomme épatant - à ce qui motive le titre de ce billet : la difficulté, quand on lit Walden, ce n'est pas tant de dépasser le premier chapitre, intitulé "Economie", qui peut apparaître quelquefois fastidieux (mais cependant pas tout du long), mais de se repérer dans les mesures usitées à l'époque et en particulier par Thoreau. La précision de ses descriptions nécessiterait en effet que les mesures soient converties pour une meilleure appréciation des situations décrites. Profitons-en au passage pour fustiger les éditeurs qui pratiquent les notes en fin d'ouvrage. Rien de plus énervant que de devoir lâcher sans cesse sa page pour filer retrouver une notule égarée tout au bout du livre. Pourquoi diable ne met-on pas les notes, comme leur nom l'indique, en bas de page ? Je subodore qu'il y a là comme une contrainte économique...

Or, intriguée voire agacée, au long du récit, par ces mesures dont j'aurais bien aimé savoir en gros ce qu'elles représentaient en SI (système métrique international), j'ai voulu comprendre. Captivée par ma lecture, j'avais repoussé jusqu'à aujourd'hui de chercher sur internet quelques éléments de conversion... Je n'ai pas été déçue.

Thoreau parle souvent de verges et de perches. Ces deux mesures sont en effet citées dans les articles de Wikipédia s'y référant, donc je vous livre quelques clés de compréhension :

« La perche est une ancienne mesure de longueur, généralement de dix à vingt-deux pieds (...) ». Nous voilà bien avancés... Bon, disons entre 3 et 6,6 mètres.

Là, ça va encore. Plus loin il est même précisé que la perche anglo-saxonne (rod) « vaut 16½ pieds (= 5½ verges ou yards), soit environ 5 mètres », soit encore une mesure précise entre 4,95 et 5,02 mètres. Vous voyez le côté pratique...

Quand on s'aventure du côté de la verge (pas la peine de couvrir votre anatomie, lecteurs masculins, je ne dissimule pas de cutter derrière mon dos), ça devient beaucoup, beaucoup plus clair :

La verge, ou yard « est l'étalon anglais officiel de mesure de longueur. Il est divisible en 3 pieds ou en 36 pouces. »

Pour vous éclairer, sachez que 14 400 yards = 1 spyndle, 7 200 yards = 1 hasp, 3 600 yards = 1 hanck. On descend ensuite au slip (1800 yds), au heer (600 yds). Quant au cut, il vaut 300 yds et le tread, seulement 2 et demi. Je sens que vous avez failli avoir peur. Ces mesures étaient utilisées dans le système d'Aberdeen pour la laine.

Dites-donc, 1800 verges pour un slip, ce serait pas dans Apopollinaire, ça ? regardez voir si ça se diviserait par 11 000...

Voilà. Quand vous saurez qu'il y avait aussi la verge française, l'espagnole (plus longue. Vantards, va !) ou que 20 verges francophones = un bonnier en verges belges, vous réaliserez à quel point le système métrique, au regard de ces mesures poétiques et sans doute, à leur époque, très imagées, est pauvre, riquiqui, mesquin, bref : triste.

Ca va toujours ? Eh bien maintenant, sachant que le nail (clou, en anglais) égale un seizième de yard, soit 5,715 centimètres, calculez donc, mesdames, la longueur de la verge anglo-saxonne ? (2)

Rien de tout cela ne permet au final de connaître la distance parcourue sous l'eau par un huard (ou plongeon huard, plongeon imbrin en Europe, huard à collier au Canada et richepaume en Acadie) que pour se distraire Thoreau suivait à bord de son canot, l'homme s'émerveillant de la capacité à nager sous l'eau de ce très beau canard à tête noire et s'étonnant de son cri en forme de ricanement strident et autres hurlements de rire que lançait à l'envi le huard en question, apparemment très réjoui par la perplexité de l'humain qui cherchait en vain à le localiser lorsqu'il ressurgissait de l'onde, "à quelques verges" de là, ou au contraire à "plusieurs perches" - et jamais dans la direction que prévoyait l'écrivain.

Oui, il faudrait plusieurs notes de lecture pour rendre compte de l'ampleur poétique, documentaire, humaniste, de ce livre extraordinaire. Mais, plutôt que les multiplier, je me contenterai de vous recommander chaudement l'achat et la lecture de Walden.

Walden, Henry D. Thoreau, préface de Jim Harrison, traduction Brice Matthieussent, édition "Le mot et le reste" 2010, révisée en 2018.

La Jardinière, qui possède l'édition Gallmeister, nous dira peut-être si dans celle-ci les mesures ont été converties en SI ?

La photo de H.D. Thoreau a été piquée dans celles publiées par Wikipédia, c'est le cliché qu'on voit le plus fréquemment sur internet. Il était détenu par un disciple de Thoreau, Calvin R. Greene, qui lui avait réclamé maintes fois un portrait. A quoi l'écrivain répondit d'abord :

« You may rely on it that you have the best of me in my books, and that I am not worth seeing personally – the stuttering, blundering, clodhopper that I am. » (« Vous pouvez considérer que vous avez le meilleur de moi dans mes livres, et que je ne mérite pas d’être vu personnellement – le bégayant, le maladroit, le rustre que je suis. »), avant de se laisser tirer le portrait (en daguerréotype) vers 1856 par Benjamin D. Maxham.

Pour garder la mesure tout en creusant le sujet :

https://www.liberation.fr/sciences/1995/05/23/maitre-metre-depuis-deux-cents-ans-la-creation-du-metre-etalon_132602
https://fr.wikipedia.org/wiki/Unit%C3%A9sdemesure_anglo-saxonnes

Ces deux articles forment des condensés de poésie pure, et surtout permettent une plongée dans un passé agricole où l'humain se servait, pour apprécier distances et volumes, de son propre corps et des humbles choses qui l'entouraient, formant ainsi des mesures "parlantes" (un empan, une brassée, un doigt, une pelletée...) et non pas de l'absurde "terrain de foot", dernier avatar de la mesure éminemment non universelle puisqu'elle ne parle qu'aux supporters de foot.

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(1) il en récolta - et vendit - 9 boisseaux et 12 litres, soient 102 litres (le boisseau valait à Beauvais 12,67 litres, soit un douzième de setier de Paris, par la suite il fut arrondi à 10 litres), et en retira 16,94 dollars de 1846.

(2) 0,9144 mètre, telle est la conversion officielle de la verge, ou yard. Le pied fait, pour mémoire, 0,3048 mètre, soit un tiers de yard.