Servi avec ses petits nuages bedonnants, averses absentes, cuisson lente à 31 degrés accompagné de nouvelles fraîches et réminiscences confites.

"Allon ? me répond ma frangine d'une voix étouffée et confidentielle. J'peun pas t'répongre tout d'fuite, chui à Carrefor. N'te rappelle"
- Ah ! Pas de souci ! A tout à l'heure, bonnes courses ! Y vous obligent à chuchoter, chez Carf ? (Notre génération croit toujours que c'est discourtois, de téléphoner en public).
Elle rit : "Anchlüss j'ai l'masque (1)".

J'ai failli lui demander si elle était enceinte. Après quasi vingt ans de paisible retraite, c'eût été tout de même improbable. Je ris avec deux secondes de décalage, ce qui m'arrive souvent depuis que j'ai brûlé les septante (pas de rire, mais de décaler). La vision imaginée de ma chère frangine poussant son caddie, le chiffon sur le bas du visage (nous ressemblons tous à des braqueurs potentiels de banque au Far West), me réjouit.

C'est étonnant, ne trouvez-vous pas, combien facilement nous avons intégré l'habitude de ne plus montrer que nos yeux en public ? Ceci pourrait nous aider à comprendre les Saoudiennes. D'un autre côté, cette nouvelle coutume donne au sourire une forte charge de sincérité. Nous avons tous vu, un jour ou l'autre, un.e commercial.e (jusqu'en 2019 av. LGC) nous sourire avec la bouche tandis que le haut de son visage demeurait impavide. Un sourire qu'on pourrait appeler Kardashian.

Maintenant, la moindre serveuse en boulangerie s'applique à faire friser le coin de ses paupières pour nous signifier que sous le masque, elle est pleine d'aménité. En retour nous exagérons notre propre plissement. C'est un festival d'expressivité oculaire. Ca va aggraver les pattes d'oie, mais on n'est plus au temps où l'on nous recommandait, à nouzaut' meufs, de s'appliquer tout un tas de saloperies sur les paupières pour "éviter les rides des yeux" (éviter de changer de silhouette, éviter de vieillir, éviter de tomber malade, éviter de mourir...), voire à se faire injecter du botox. Si ? Ah mince alors.

Dans une interview d'il y a peut-être une ou deux décennies, Fred Vargas évoquait l'invention d'un vêtement de protection anti-microbien couvrant du sommet du crâne au bout des doigts et descendant jusqu'aux pieds, avec un lest dans l'ourlet qui garantissait une couverture complète tombant au sol sans que cette tunique se soulève au moindre courant d'air. Plût à dieu ou à ses sbires que Jérôme Salomon ne tombe sur cet article dans un vieux journal. Il serait capable de faire lancer la fabrication de ces burqas sanitaires à 60 millions d'exemplaires, du 24 mois au 5XL.

Et maintenant, louons les bonnes personnes, telles cette pharmacienne de mon quartier qui, un jour de mai que je lui demandais, pour la huitième fois au moins, si elle avait enfin reçu du gel hydroalcoolique, lança de rapides coups d'oeil alentour pour s'assurer que personne ne prêtait attention à nous, avant de se baisser derrière le comptoir pour quérir un flacon qu'elle emballa, toujours courbée, dans un de ces innocents sachets qui permettent de boire en public en prétendant que c'est une infusion de miettes de croissants. Non, je rigole : c'était un petit sachet de pharmacie bien innocent. Elle chuchota, elle aussi, que c'était un produit fait maison, et que je fasse bien attention car c'était plus liquide qu'un gel, et donc il fallait l'économiser, le verser très doucement et ne pas ébruiter son bon geste. Ce flacon, qui semblait renfermer le célèbre alcool de bois cher à Eliot Ness, ne me coûta que 1,97 euros. Le prix comme le dosage étaient calculés au plus juste.

Dans le même temps, la Pharmacie Stéphanoise (devenue Pharmacie Lafayette Stéphanoise depuis que le gang des Lyonnais a fait main basse sur le commerce local), une espèce de supermarché du médok (2) à bas prix (quoi que) et aux allées parcourues par d'immenses vigiles dont le regard suspicieux vous guérit instantanément, la Stéphanoise donc (aussi appelée "Chez le Chinois" par les aborigènes du coin) mettait en exposition d'immenses paniers contenant des centaines de flacons d'un gel translucide et attrayant. Ce produit non virucide (pour qu'il le soit, il faut 70 % d'éthanol minimum, sinon c'est le Canada Dry de la prophylaxie), fabriqué par une boîte de cosmétiques, était vendu 2,50 euros le flacon, sans que le pharmacien ne semble peiner à se regarder dans une glace, il est vrai que chez lui il les avait peut-être toutes retournées.

Dans le ciel bleu layette (de cette teinte qui annonce la fin de l'été), des troupeaux de nuages dodus à base plate et au sommet en chou-fleur circulent paresseusement d'Ouest en Est. Je ne me souviens jamais de la signification de cette forme : beau temps, ou pluie ? Pas de réponse nette sur le Net, mais on sait que l'estimation par Espy de leur gradient adiabatique sec est minorée de 6,5 % (3), ce qui tendrait à les ranger dans la catégorie des précurseurs d'humidité.

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(1) Private joke compréhensible seulement par les multipares (on n'a pas "le masque" à chaque coup).

(2) Avec un "k" pour ne pas confondre avec le cru bordelais in medio acquae qui donne son raisin entre l'océan Atlantique et l'estuaire de la Gironde selon les Romains et selon Wiki.

(3) Je n'ai pas le début de l'amorce d'une idée de qui est Espy, ni de ce qu'est un gradient, fût-il adiabatique. Et si en plus il est sec...